Yves Rocher, à combien de morts, femmes ou enfants ukrainiens estime-t-on le prix d’un emploi en Bretagne?

Yves Rocher, l’entreprise bretonne dont la plainte a envoyé Alexei Navalny au Goulag, après une quasi-fatale tentative d’empoisonnement, continue tranquillement son business en Russie, le pays commettant des dizaines de milliers de crimes de guerre, voire de crimes contre l’humanité en Ukraine.

Bernard Grua
11 min readMay 8, 2022
Yves Rocher, à combien de morts, femmes ou enfants ukrainiens estime-t-on le prix d’un emploi en Bretagne

Selon le journal Le Monde, Messieurs Rocher, le député Paul Molac & le Président de la Région Bretagne, Loïg Chesnais-Girard, ne trouvent rien à redire à la collaboration russe d’Yves Rocher, ИВ РОШЕ Россия.

Le député Paul Molac & le Président de la Région Bretagne, Loïg Chesnais-Girard

Peut-être ne considèrent-ils pas que la complicité de cette entreprise dans le martyr d’Alexei Navalny et dans l’étouffement de toute opposition en Russie, devrait contraindre celle-ci à adopter une attitude exemplaire?

Pourtant, la neutralisation de toute voix dissidente est, notamment, ce qui a permis la renaissance, à l’Est de l’Europe, de la bête immonde, celle dont on croyait célébrer aujourd’hui, le 8 mai, l’anniversaire de la défaite.

A combien de morts, femmes ou enfants, Messieurs Rocher, Molac et Chesnais-Girard, estiment-ils le prix d’un emploi en Bretagne?

A combien de milliards d’euros consacrés par la France aux réfugiés, au soutien de l’effort de guerre ukrainien et à la reconstruction de ce malheureux pays, Messieurs Rocher, Molac et Chesnais-Girard, estiment-ils le prix d’un emploi à La Gacilly?

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Dans le fief d’Yves Rocher, silence et embarras sur la guerre en Ukraine. A La Gacilly (Morbihan), berceau et cœur de la production du groupe familial de cosmétiques, comme chez les salariés, peu de critiques émergent sur son maintien en Russie malgré la guerre.

Par Benjamin Keltz, Le Monde
Publié le 8 mai 2022, mis à jour à 09h29

Il fait chaud, ce dimanche 24 avril. Tellement chaud que les électeurs de La Gacilly (Morbihan) cherchent de l’ombre sur le parvis de la mairie pour commenter ce second tour de l’élection présidentielle. Devant l’hôtel de ville de cette commune de presque 4 000 habitants nichée entre Rennes et Vannes, chacun s’épanche sur les méthodes du président candidat Emmanuel Macron, la percée du Rassemblement national, l’invasion russe de l’Ukraine, l’impact de la guerre sur l’activité d’Yves Rocher… Ce dernier point tracasse particulièrement les Gaciliens.

L’écosystème local dépend du dynamisme du mastodonte de la cosmétique (2,5 milliards de chiffre d’affaires annuel, 18 000 collaborateurs dans 115 pays, dix marques dont Yves Rocher, Petit Bateau, Daniel Jouvance…). C’est à La Gacilly qu’Yves Rocher a fondé, en 1959, cet empire que ses descendants détiennent à 98,8 %. Plus de 3 000 personnes travaillent dans les usines alentour. Ce dimanche, l’énoncé du nom de l’entreprise crispe les échanges. Rires embarrassés. Le sujet est « tabou » dans le contexte actuel. Quelques jours plus tôt, l’opposant russe Alexeï Navalny a soutenu M. Macron, après avoir rappelé que sa détention a été provoquée par la plainte d’une société française.

Ici, tout le monde sait qu’Alexeï Navalny vise Yves Rocher, car c’est à la suite de la plainte pour suspicion d’escroquerie que la filiale russe de la société de cosmétique a déposée, en 2012, contre la compagnie de transport dont M. Navalny était actionnaire que le pouvoir russe l’a condamné à trois ans et demi de prison avec sursis.

C’est en s’appuyant sur ce jugement, à la suite d’un non­ respect de son contrôle judiciaire, que l’opposant a été emprisonné à partir de 2021. Les silences sont encore plus pesants lorsqu’on questionne la stratégie de la marque depuis le début du conflit en Ukraine, le 24 février. Alors que des groupes comme LVMH, Kering ou Renault ont quitté la Russie, Yves Rocher, comme d’autres, y commerce toujours.

Syndicats muets

Soudain, un homme fait irruption depuis la mairie. Ce quadragénaire a été « averti » de la possible présence de journalistes du Monde s’intéressant au principal employeur de la commune et à son impact sur le territoire. Conseiller municipal chargé de la communication, Youenn Combot s’agace, puis demande à vérifier les cartes de presse. « Pour parler d’Yves Rocher, contactez l’entreprise. Pas la mairie », dit ­il. Les deux entretiennent pourtant un lien fusionnel. Depuis 1962, le maire de la ville se nomme Rocher. Jusqu’en 2008, il s’agissait d’Yves lui­ même, dont le portrait trône encore dans l’hôtel de ville. L’un de ses trois fils a pris la relève. L’actuel premier magistrat de La Gacilly est directeur du développement durable et de la prospective du groupe, et président de la Fondation Yves Rocher. Sollicité, Jacques Rocher n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien.

La société a la réputation d’être discrète, sauf quand il s’agit de valoriser ses projets. Dans l’édition du 5 mai du magazine Paris Match, Jacques Rocher, surnommé « le chevalier à la binette », défend volontiers sa fondation aux 100 millions d’arbres plantés dans le monde en trente ans. Au Monde, le service de communication se contente de répondre par un mail paraphrasant les précédents communiqués de presse. Le groupe se dit « terriblement choqué » par la guerre, puis liste les mesures de soutien à ses salariés ukrainiens. Quant au maintien de ses activités en Russie, son deuxième marché, où il œuvre depuis trente ans, Yves Rocher estime « de son devoir » de rester pour « prendre soin » des 630 employés, ainsi que des 2 500 collaborateurs des enseignes franchisées. La société précise néanmoins ne plus produire ni investir dans le pays.

Sur les hauteurs de La Gacilly, où trônent une usine de production, un laboratoire et une plate­forme logistique, comme dans les différents sites bretons, les salariés se souviennent du discours de Volodymyr Zelensky devant l’Assemblée nationale, le 23 mars. Le président ukrainien a exhorté les entreprises françaises « à quitter le marché russe » et à « cesser d’être les sponsors de la machine de guerre de la Russie ». Pour autant, peu osent questionner publiquement la position de Bris Rocher, petit-­fils du fondateur et président de l’entreprise. La plupart des syndicats restent muets.

Pour justifier son silence, Serge Coyac, délégué CFDT, joint par téléphone, dit avoir déjà « donné ». En mars, il a exprimé « l’inquiétude » des employés locaux dans le journal Ouest­France et ne souhaite plus renouveler l’exercice. Fin de la discussion. Représentant CFE­CGC, Jérôme Billet accepte finalement de répondre, pour se déclarer « en phase » avec la direction. Selon lui, quitter la Russie signifierait l’abandon des actifs locaux. Une telle décision mettrait aussi en danger les collaborateurs sur place et aurait un impact sur l’emploi en France, alors même que le groupe accuse une baisse d’activité dans un contexte de hausse des coûts et de pénurie des matières premières. Et puis, les menaces de boycott lancées sur les réseaux sociaux à l’encontre des entreprises restées en Russie amplifient l’incertitude. D’autant que l’image de la marque n’est pas épargnée. Le 23 mars, deux ONG (ActionAid France et Sherpa), un syndicat turc et 34 salariés turcs ont assigné la société devant le tribunal judiciaire de Paris. Ils lui reprochent un manquement à son devoir de vigilance à la suite des licenciements de 132 ouvriers, en 2018, d’une filiale turque, alors qu’ils venaient de se syndiquer.

Yves Rocher conteste et s’estime pris « injustement pour cible sur une action qui a pour objectif de ternir son image sur la base d’accusations erronées ». Cette procédure, qui devrait être étudiée le 30 juin par le tribunal, intervient alors qu’Yves Rocher est devenu, en 2019, une entreprise à mission, sacralisant son ambition sociétale en « élément aussi important que sa mission économique». Depuis, Bris Rocher a même produit un rapport sur la gouvernance responsable des sociétés, remis en octobre 2021 à Bruno Le Maire, ministre de l’économie.

« Vous ne m’entendrez jamais critiquer l’entreprise.
Si la commune vit à l’année, c’est grâce à elle »
JEAN FERRÉ ancien président de l’union des commerçants locaux

Dans les ruelles pavées de La Gacilly, ses venelles fleuries, et sur les bords de l’Aff, où des péniches voguent jusqu’à Redon, les habitants évitent de ressasser les histoires « de bout du monde » du principal employeur local. « Vous ne m’entendrez jamais critiquer Yves Rocher. Si la commune compte quinze restaurants et vit à l’année, c’est grâce à ce groupe et à la famille Rocher », claironne Jean Ferré, ancien président de l’union des commerçants de la commune, devenue un collectif. La semaine passée, sa crêperie a affiché complet grâce à un séminaire organisé pour les meilleurs vendeurs portugais d’une des enseignes du groupe. Les commerciaux ont commencé leur pèlerinage par la visite de la maison natale du fondateur de la marque, une bâtisse aux fenêtres bleues. Yves Rocher y a développé sa première crème à base de racines de ficaire pour soigner les hémorroïdes.

Après des ennuis judiciaires avec des pharmaciens notamment, le fils de chapelier teinturier a écoulé ses produits en développant la vente par correspondance. La « saga familiale » est contée en longueur plus bas, dans le musée interactif de la marque, qui domine la place centrale. Autour, toute la déclinaison de l’offre Yves Rocher : une boutique, un centre de soins, un restaurant, un jardin botanique recensant 1 500 espèces, un hôtel avec spa, un camping cottage… Au fil des décennies, La Gacilly est devenue l’emblème de la marque, mais aussi un village de carte postale. Alors qu’Yves Rocher avait façonné sa commune en cité des métiers d’art, son fils, Jacques, l’a sculptée dès 2004 en temple de la photographie.

Bienveillance des élus

De juin à octobre, quelque 300 000 personnes déambulent dans les rues pour admirer un millier d’images. Le festival, gratuit, générerait 7 millions d’euros de retombées annuelles sur le territoire. Chaque année, la programmation questionne l’évolution du monde et la responsabilité des hommes. Une ambition plus que jamais d’actualité, que le festival ne souhaite pas approfondir dans le cadre de cet article. La décision émane de son président, Auguste Coudray, récent retraité du groupe Rocher, où il officiait en qualité de responsable de la communication et des relations publiques.

Alors, mercredi 27 avril, on se contente d’observer des ouvriers installer les clichés dans le bourg, et des bénévoles du comité des fêtes sceller des structures en bois réalisées sur mesure. L’imminente inauguration du festival enthousiasme la commune. L’événement nourrit les pages de l’hebdomadaire local, Les infos du pays de Redon, dont la rédaction est désormais installée à La Gacilly. Depuis le début du conflit ukrainien, l’actualité d’Yves Rocher n’a jamais été questionnée en « une » du journal, sauf pour évoquer un élan de solidarité, orchestré par le groupe et la municipalité, ayant permis d’expédier quatre palettes de produits d’hygiène en Ukraine.

On tente de joindre le gérant et directeur de publication du titre. Ce sexagénaire se nomme Pierre Roussette. Ancien directeur de cabinet d’Yves puis de Bris Rocher, il a aussi été le premier adjoint du maire jusqu’en 2020. Aucune nouvelle de sa part. Didier Le Brazidec, lui, accepte de parler. Conseiller municipal de 2001 à 2020 et ancien directeur de l’école privée de la commune, il préside La Main fraternelle, une association née en 2017 qui a permis l’accueil à La Gacilly de treize réfugiés irakiens.

Désormais, le bénévole collabore avec la municipalité pour assurer la venue d’Ukrainiens. Comment expliquer à ces réfugiés qu’ils logeront dans la ville totem d’une marque qui n’a pas suivi les appels du président Zelensky ? « La société Yves Rocher a des réalités qui me dépassent. Je ne veux pas perdre d’énergie dans des polémiques stériles. Je suis un citoyen qui s’investit avec d’autres pour aider à son échelle », argumente M. Le Brazidec. Il dit avoir « toujours » pu compter sur le soutien de Jacques Rocher. Ce dernier a notamment mis à disposition une maison de famille pour loger des Irakiens.

Sur le seuil de sa demeure, l’instituteur poursuit : « L’histoire de La Gacilly est liée à celle de la famille Rocher. Certains évoquent son caractère patriarcal et omniprésent. Je n’ai jamais ressenti ou constaté la moindre pression. »
De mémoire de Gacilien, on ne se souvient pas d’adversaire déclaré aux Rocher lors des élections municipales. Des décennies à diriger leur fief sans opposition, voilà qui limite les tensions. Sans s’en cacher, Yves Rocher a souvent joué de son influence pour s’imposer. En novembre 1988, le magnat a, par exemple, créé un lobby afin d’influer sur les politiques régionales. Le Club des trente est ainsi né dans le château familial, avec quelques­-uns des plus influents patrons de la péninsule, et existe toujours aujourd’hui.

Yves Rocher n’a plus besoin de ce cercle pour gagner la bienveillance des élus, à l’image du député local, Paul Molac (Libertés et territoires). Interrogé sur la stratégie russe d’Yves Rocher, le régionaliste défend la multinationale et dénonce « l’hypocrisie » du gouvernement qui « n’a pas été clair sur la position à adopter par les entreprises françaises ». Même question à Loïg Chesnais­-Girard, président (Parti socialiste) de la région Bretagne. Lui qui avait annoncé son « engagement plein et entier » à son homologue ukrainienne de Kharkiv, au sein de l’assemblée régionale d’avril, se contente d’une réponse de trois phrases envoyée par mail. L’élu tient à « mettre en garde » sur les répercussions économiques d’un retrait de Russie, tout en évoquant les enjeux de « réputation ». D’autres ne s’embarrassent pas de ce semblant de nuance. Maire (divers droite) de Guer et président de la communauté de communes De l’Oust à Brocéliande, qui profite d’une manne annuelle de plusieurs millions d’euros de taxes versés par Yves Rocher, Jean­-Luc Bléher tranche : « Ces choix du groupe ne me regardent pas. L’essentiel ? Sa contribution à l’emploi local. Quoi qu’il arrive, je me tiens à la disposition d’Yves Rocher. »

Benjamin Keltz

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Bernard Grua

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